L'art du duo

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- La Roque d'Anthéron, le jeudi 12 août 2011
- Mendelssohn, Andante et allegro brillant en la majeur, op. 92 - Schubert, Allegro à quatre mains en la majeur, D. 947 - De Falla, Danse espagnole n°1 - Mozart, Sonate pour deux pianos enmajeur; KV. 448 - Brahms, Variations sur un thème de Haydn, op. 56b - Lutoslawski, Variations sur un thème de Paganini
- Chrisina & Michelle Naughton, pianos
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- Schubert, Fantaisie à quatre mains en fa mineur , D. 940 - Rachmaninov, Suite n°2 en ut majeur, op. 17 - Gershwin, Fantasie pour deux pianos sur Porgy and Bess - Ravel, La Valse, version pour deux pianos
- Gvantsa & Khatia Buniatishvili, pianos

- La Roque d'Anthéron, le mardi 17 août 2011
- Arensky, Suite n°1 en fa majeur, op. 15 - Rachmaninov, Danses Symphoniques, op. 45a - Ravel, La Valse, version pour deux pianos
- Nikolaï Lugansky & Vadim Rudenko, pianos 
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- Liszt, Eine Faust-Symphonie, S. 647 
- Edit Klukon & Dezsö Ránki, pianos
Le 17 août © L. Verdet





Je ne rentrerai pas dans le détail de la prestation des sœurs Naughton en relançant le lancinant orgue de barbarie du commentaire du piano de barbarie. N'ayant aucune idée préalable quant à ces jeunes filles (renseignez-vous si le vous le souhaitez), j'étais de toute façon un auditeur semi-captif, comme le sont ceux de la plupart des nuits du piano rocassiennes. C'est sans doute dans ce genre de situation, au-delà du climat pollué de culture, d'Arte et de démago-campingophilie, que La Roque revêt ses atours les plus désagréables : devoir écouter untel pour écouter tel autre, et subir quelque chose qu'on ne se serait jamais infligé ailleurs, du moins en connaissance de cause. Il est permis de voir le bon côté des choses : Khatia Buniatishvili est dans ce contexte traitée à son plus grand avantage. Souvenons nous que pour sa première Nuit du piano (Chopin, 2009), elle avait été couplée avec les débuts d'Etsuko Hirose (qui, toutefois, intervenaient à sa suite). Quand les premières notes de la Fantaisie de Schubert ont résonné vers 22h15 cette année, le contraste se montrait d'autant plus flatteur, à un point presque indécent.
Le 12 août © L. Verdet
Les sœurs Naughton n'ont, cependant, pas grand'chose à voir avec Hirose, ou avec quelques clones de Yundi Lang. Peut-être davantage avec une Alice Sara Ott, avec une pincée de Lisitsa et un saupoudrage d'esprit français qui rend le cocktail final vaguement respectable, moins bling-bling sans doute. Il n'y a donc pas chez elles d'ultra-violence dans le massacre, pas de maltraitance outrée de l'instrument, et, on s'en doute, guère de mauvais goût de premier degré. Il y a tout le reste du catalogue commun et mondialisé : une laideur sonore caractérisée par l'extrême sécheresse, l'aridité d'une articulation toute de joliesse digitale ; une dimension de petite boite à musique, gentillette, presque irèniste, forçant artificiellement à reconnaître l'intelligence et le goût cultivé ; en somme, une substitution pleine et entière de la musicalité à la musique, qui semble tout droit sortie de cette nouvelle merveille du nihilisme musical académique, dont j'aurai sans doute à reparler (en attendant, regardez les exemples gratuits, qui sont édifiants). 
Cette anesthésie par la trivialité du Bien, en quelque sorte, est tout spécialement pénible dans la première partie d'un programme par ailleurs superbe et assez rare, qui méritait mille fois mieux. A la croisée des produits marketing du mondialisme (les dames déjà citées) et de la morbidité d'un pianiste viennois quelconque, Mendelssohn, Schubert et Mozart traversent un cauchemar éveillé, fait de complaisance parfois extrême (dès le noble thème de l'andante de Mendelssohn) et surtout de phrases notoirement absurdes, enchainées comme des perles dans le Lebensstürme. Et dieu sait que j'étais par principe heureux d'entendre ces deux merveilles si peu données : pour en arriver rapidement au sentiment qu'il était hautement désirable que cela se finisse le plus vite possible. Quant à la sonate de Mozart, que j'adore presque autant, j'ai bien cru qu'elle ne se terminerait jamais : quel pensum de salon ! Quelque part à partir du milieu de cette dernière, je suis totalement sorti de l'écoute pour attendre la suite (de l'avantage, notons le, du piano-boite à musique absurde : contrairement à celui d'un Vogt, d'un Yundi ou d'un Dalberto, il est possible de couper mentalement le son et de s'épargner la souffrance physique en ne conservant que l'ennui : le plus profond, certes. J'allais presque oublier de mentionner ce qui est sans doute pour beaucoup dans le succès de ces jeunes filles et leur propulsion sur la scène internationale : elles jouent tout par cœur (et n'en mette pas une à côté, vous aviez deviné, je suppose). Belle performance. Et no comment.
Le 12 août © L. Verdet

L'avantage auquel est placé le duo Buniatishvili après cela est presque exagéré : c'est, si l'on veut, le charme de La Roque que ces juxtapositions rendant les écarts qualitatifs excessivement perceptibles. On a pu s'étonner, au-delà de l'évident intérêt de la densité de Khatia dans la partie haute, que celle-ci ne se place pas en bas, comme il est attendu que le membre fort d'un duo a priori déséquilibré le fasse. On ne saura peut-être jamais ce que cela changerait, et il serait trop hasardeux d'en concevoir un regret, car cette Fantaisie est une assez belle surprise : sa mise en place factuelle est perfectible, mais il y a beaucoup à retenir de cette interprétation, à commencer par son esprit, empli de sens et de nécessité à un point tout à fait inattendu, dans la mesure où cet esprit se place au plus près d'une tradition schubertienne (faut-il la nommer) austère, presque aride, dont la non-complaisance tranchait elle-même de façon brutale avec la musicalité bêta subie une heure avant. Le largo, en particulier,  puis toute la section en fa dièse mineur, sont admirables d'économie de moyens et de concentration. La fugue est remarquablement intelligible et prend elle-même le risque ô combien pertinente d'être elle aussi assez lente, et de ne jamais grimper aux rideaux ensuite. Seule la conclusion paraîtra légèrement anecdotique et précipitée.
La suite de ce programme, un peu moins consistant et équilibré que le précédent, accusera davantage les prévisibles problèmes d'équilibre de ce duo, mais sans que cela ne soit jamais rédhibitoire. Au reste, dans l'opus 17 de Rachmaninov, si l'équilibre proprement polyphonique est satisfaisant, et que le premier mouvement a le mérite d'être pris très au sérieux, dans un tempo mesuré et tenu, il semble que Khatia (au premier piano) veille un peu excessivement à ne manger Gvantsa. Le contraste avec son interprétation du concerto en ré mineur du même est saisissante, ce qui a certes sa logique autre que circonstanciée. Mais par rapport à qu'on la sait capable de produire, cette sagesse semble exagérée dans le second mouvement, qui chante certes avec naturel, et se joue à chaque piano des innombrables chausse-trappes, mais où les phrases du thème secondaire n'osent parler que prudemment. Ce retrait de la prise de parole habituellement quasi-saturée de Khatia se confirme dans le mouvement lent, lui aussi noblement présenté, mais comme au prix d'une ponction sur la tension. Le finale, dans cette logique d'économie, sera presque plus convaincant.
Très peu de réserves, en revanche, sur le Gershwin, que j'étais fort content d'entendre dans cette très belle version à deux pianos, et qui a le mérite non négligeable de montrer plus qu'ailleurs les qualités tout à fait appréciables du jeu de Gvantsa - notamment à l'irruption du thème d'I loves you Porgy, dont la pudeur émeut franchement, d'autant qu'elle est magnifiée par le voicing de haute distinction de Khatia. La Valse a elle le charme d'une interprétation ne cherchant pas à rajouter de la structure plus sophistiquée qu'une progression comme subie. Dans la continuité bien sentie de Porgy and Bess, le duo privilégie une certaine douceur allusive dans les vagues successives d'emportement, et une forme d'exhibition de leur qualité d'écoute mutuelle. Tout ce qui relève de la délicatesse, jeux d'échos, glissandos ppp aux deux pianos, est supérieurement bien réalisé. L'osmose est moins crédible dans la dernière section de l’œuvre, où Khatia, à défaut de manger, finit pas se décider à mordre : l'équilibre s'en ressent, et au moins se souvient-on de l’énorme réserve de puissance non forcée à disposition.

Le 17 août © C. Grémiot
D'un bout à l'autre normée par un métier de vingt ans et une tradition d'un siècle, la prestation du duo de Lugansky et Rudenko ne surprend plus guère et donne la leçon de style et de maîtrise attendue. Sans doute légèrement en deçà de ce que l'on pouvait en espérer (surtout au vu de leur répétition matinale où sortaient, tout à fait informellement et tandis que les pianistes discutaient en jouant, des phrases plus magnifiques les unes que les autres). Paraissant légèrement moins affuté que dans son concerto trois semaines auparavant, Lugansky tend à laisser le beau rôle à son partenaire, ce qu'il fait souvent volontairement et qui est tout à son honneur, qui fonctionne fort bien dans la délicieuse suite d'Arensky, où Rudenko occupe le premier piano, mais moins dans le reste où les duettistes échangent leurs places.
La Valse sera plus décevante, surtout exécutée dans un esprit radicalement différent de celui des Buniatishvili, donnant la part belle à la science de l'organisation et de la caractérisation de Lugansky, au premier piano donc : mais si la qualité de piano suit, le chef parait en léger manque d'inspiration, et l'orchestre-Rudenko suit la danse sur la réserve, presque passivement : le résultat est solide en diable, si l'on ose dire, plein de justesse et d'un métier inattaquable, mais sans frissons - leur Valse sera bien meilleure une semaine plus tard au Touquet. On se console en se disant qu'ils n'ont guère de concurrence à craindre dans les Danses Symphoniques, qui sont tout de même allées crescendo en tension et en équilibre des pianistes.
Grands professionnels jusqu'au bout, les deux compères ont l'excellent goût de nous quitter sur une touche plus réussie que l'ensemble de ce très correct récital, infiniment classieuse : le scherzo de l'opus 17, qui vient en remontrer sérieusement aux Buniatishvili, avec un  merveilleux Rudenko au premier piano. De toute cette série de duos, et de tout le festival nonobstant la mère supérieure de l'exercice (Virsaladze), le grand bis.

Une transition parfaite, dans le cours de cette soirée qui aura été finalement inoubliable, pour faire le pas vers l'absolu musical, une heure plus tard. Je ne m'étendrai pas ici sur la Faust-Symphonie des époux Ránki, dont il serait indécent de rendre compte en une poignée de lignes, comme si cela avait un statut comparable au reste. Ces artistes (je n'emploie quasiment jamais ce mot aujourd'hui incroyablement vulgaire : je l'emploie au sens de ce que sera la mémoire de grands artistes) évoluent dans une autre constellation que le commun des mortels musiciens, c'est aussi simple que cela. Et tout ce qu'ils font, incluant bien sûr le trop peu que Dezsö Ránki fait par lui-même, cela fait partie de l'histoire la plus exclusive de l'interprétation : la mise à jour de cette partition techniquement inédite (transcription de la version primitive de la symphonie), donnée donc ici en première française présumée, sera un haut lieu de leur histoire, et de celle de la postérité de Franz (Ferenc) Liszt. Ce n'est pas un événement de la morne Année Liszt : c'est le seul.  
Je peux bien m'autoriser cette facilité de raccourcissement, puisque le duo rejouera le même programme, augmenté d’œuvres de Barnabas Dukay, à Orsay le 17 novembre. C'est à 20h, c'est un jeudi, ce sera le centre et la création du monde, et l'auditorium n'est pas grand. Bien sûr, vous irez et nous irons écouter, qui Abbado, qui Boulez, qui Lupu, qui Pollini, qui Salonen... mais on le fait chaque année, ou presque, et ce qu'ils jouent on l'entend chaque mois, ou chaque semaine de la vie musicale. Vous ne pouvez pas passer à côté de cette expérience musicale là, qui n'est pas rare que par son contenu, mais parce qu'elle est par-delà le beau et le laid, le bien et le mal, la peine et la joie, le pur et l'impur dans la musique : qui est élévation pure.

Théo Bélaud
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